Téléportation: c'est parti!

par Stéphane Durand



Voici un complément à mon article qui est paru dans Québec Science en octobre 98. Il comporte quatre parties:

1. la définition de la téléportation.
2. la présentation d'une ambiguïté dans la série Star Trek (à l'intention des fans de l'émission).
3. une discussion plus détaillée de l'effet EPR et du processus de téléportation quantique.
4. une petite note sur la cryptographie.


ATTENTION: JE SUPPOSE QUE VOUS AVEZ LU AU PRÉALABLE L'ARTICLE DANS QUÉBEC SCIENCE.



1. Qu'est-ce que la téléportation?

La téléportation d'un objet d'un point A à un point B (d'une planète à une autre, par exemple) n'est pas le déplacement physique de l'objet de A vers B. C'est plutôt la "dématérialisation" de l'objet en A, l'envoi d'un signal de A vers B contenant les "plans" de l'objet, puis la "reconstruction" de l'objet au point B. La reconstruction se fait à partir d'atomes qui se trouvent déjà en B. Par conséquent, aucune matière ne voyage, seulement de l'information. L'objet en B n'est donc pas le même que l'objet en A (il n'est pas fait des mêmes atomes) mais plutôt une copie parfaite.



2. Une ambiguïté dans la série Star Trek

Il y a une contradiction dans ces émissions à propos du processus de la téléportation. Dans le "Manuel technique" de la seconde série, la téléportation est décrite comme la dématérialisation de la personne, puis l'envoi de la matière la composant sous forme de faisceau d'atomes vers la destination choisie, puis la reconstruction de la personne avec les mêmes atomes. Cette forme de téléportation, qui n'est pas celle qu'on a définie au point 1, ne peut donc pas permettre de clonage puisque la "copie" est construite à partir des mêmes atomes que l'original: une fois que les atomes ont été utilisés, il n'en reste plus. Pourtant, dans au moins un épisode de la première série (pour laquelle il n'y avait pas de manuel) et au moins un épisode de la deuxième série, à un moment donné une erreur de transmission survient et un personnage se voit téléporter simultanément à deux endroits différents, et se voit donc dédoublé: deux copies de lui-même existent en même temps. Ce clonage accidentel contredit le mécanisme de téléportation décrit dans le "Manuel technique". En fait, dans la première série, lorsque Kirk se fait dédoubler, aucun des deux n'est complet: il y a un bon et un mauvais Kirk. Ce n'est donc pas nécessairement incompatible avec le non-clonage. Mais dans la seconde série, les deux copies sont bel et bien identiques, et cela est manifestement en contradiction avec le contenu du "Manuel technique" (qui a d'ailleurs été conçu pour cette série!). Puisque les exploits des émissions retiennent plus l'attention que les détails techniques du manuel, nous nous en tiendrons à notre définition de la téléportation. De toute façon, c'est cette définition qui est en accord avec la téléportation quantique récemment découverte. Néanmoins, comme il est expliqué dans l'article, la téléportation quantique ne permet pas de faire de clonage malgré le fait qu'elle reconstruise l'état d'une particule avec de la matière différente de l'originale. Une autre différence d'avec la téléportation à la Star Trek est que la téléportation quantique nécessite de préparer le lieu d'arrivée (on doit au préalable y installer des particules spéciales qui serviront de réceptacles aux entités téléportées).



3. Effet EPR et téléportation

Dans l'article dans Québec Science, je mentionne que la téléportation quantique repose sur un effet quantique absolument fascinant qui semble à première vue violer une des lois les plus fermement établies de la physique à savoir que rien ne peut dépasser la vitesse de la lumière. En effet, le phénomène en question, appelé effet EPR, stipule que dans certaines conditions une influence mystérieuse de nature typiquement quantique peut se propager instantanément d'un point à un autre — en pleine contraction apparente avec la théorie de la relativité d'Einstein qui affirme qu'aucune forme de matière ou d'énergie ne peut se déplacer plus rapidement que la lumière. Comment cela est-il possible? Tout simplement parce que cette influence n'est ni matérielle, ni énergétique!

Cet effet apparaît en général dans le contexte suivant. Dans certaines circonstances, après avoir interagi et s'être éloignées l'une de l'autre, deux particules peuvent rester unies par un lien mystérieux. Les deux particules ont beau être distantes de milliards de kilomètres, elles restent d'une certaine façon en contact l'une avec l'autre. Rappelez-vous que dans le monde quantique, une mesure sur une particule perturbe son état. Lorsque deux particules sont unies par ce lien mystérieux, une mesure sur une particule perturbe aussi l'autre particule! Et cette influence d'une particule à l'autre se propage instantanément, quelle que soit la distance en jeu. Ainsi, il existe un certain niveau de réalité, différent de celui perçu par nos sens, qui n'est pas affecté par la limitation de la vitesse de la lumière. On dit que les deux particules forment une paire EPR.

Mais attention, cette influence instantanée ne peut pas être utilisée pour communiquer. En effet, la perturbation générée par une mesure est complètement aléatoire, et ne peut donc pas être contrôlée (c'est pourquoi on dit que la théorie quantique est indéterministe). Par conséquent, la perturbation induite sur la deuxième particule d'une paire EPR est tout aussi aléatoire et incontrôlable. Cette influence d'une particule à l'autre ne peut donc pas être utilisée pour envoyer des messages. Ce point est crucial. En effet, si une communication instantanée était possible, cela conduirait à toutes sortes de paradoxes. Ainsi, selon la relativité, si on envoyait aujourd'hui un message à une vitesse plus grande que celle de la lumière vers une autre planète (s'éloignant de nous), ce message, après avoir été ré-émis de cette planète vers la Terre, pourrait revenir sur la Terre hier, c'est-à-dire avant d'être parti! Voyez-vous le paradoxe? Supposons que c'est le tirage de la loto aujourd'hui, je pourrais noter le numéro gagnant et me l'envoyer dans le passé pour le recevoir hier (avant le tirage), et ainsi m'acheter un billet gagnant pour le tirage du lendemain (aujourd'hui). Je serais sûr de gagner! La théorie de la relativité prévoit donc toutes sortes d'incohérences si une communication supraluminique était possible. Comme l'influence EPR instantanée ne permet pas de communiquer, la cohésion du monde physique qui nous entoure n'est pas remise en cause.

Mais la téléportation, qui repose sur un effet EPR, est pourtant clairement un moyen de communication (on peut téléporter un message!). N'y a-t-il pas paradoxe? Non, car la téléportation est en réalité limitée par la vitesse de la lumière. Pourquoi? Parce qu'elle se réalise en deux étapes: une première typiquement quantique et instantanée (effet EPR), et une deuxième limitée par la vitesse de la lumière (effet classique). La téléportation n'étant complétée qu'après la deuxième étape, elle ne prend donc pas effet instantanément. Voici comment cela se réalise.

Supposons qu'Alice sur la Terre veuille téléporter l'état quantique inconnu d'une particule X à Benoît sur la planète Mars (figure a). On notera cet état inconnu: "?". Au préalable, on doit placer chaque membre d'une paire de particule EPR sur les deux planètes: on laisse une des deux particules (A) sur la Terre et on place l'autre (B) sur Mars. Les particules A et B sont dans un état connu et le trait pointillé représente schématiquement le lien EPR entre eux.

Pour effectuer la première étape de la téléportation, il faut faire interagir la particule X avec la particule A (figure b). Cette interaction est en fait une certaine mesure spéciale des états de X et A. Puisque qu'en particulier une mesure est effectuée sur A, cela affecte instantanément l'état de B (son jumeau EPR). Plus précisément, comme indiqué à la figure c, le résultat de l'interaction est d'interchanger les états de X et B: l'état inconnu "?" de X est transféré à B et vice versa. De plus, le lien EPR entre A et B a été transféré entre X et A. Remarquez toutefois que l'état final de B n'est pas exactement identique à l'original: il est tourné d'un certain angle. Similairement sur Terre, la particule A s'est tournée du même angle. Voilà pour la première étape — jusqu'à maintenant, tout a été instantané.

Pour compléter la téléportation, il suffit à Benoît de réorienter sa particule, i.e. de la tourner de l'angle inverse (figure d). Le problème est que Benoît ne connaît pas l'angle en question! Extérieurement, la rotation de sa particule n'est pas apparente (une sphère tournée reste une sphère) et il ne voit pas l'état interne "?" de sa particule. Et s'il effectuait une mesure de l'état interne, il le détruirait... (Rappelez-vous que toute mesure perturbe irrémédiablement l'état mesuré.) Comment faire pour compléter la téléportation?

Grâce à Alice, car elle connaît l'angle. En effet, puisqu'elle a réalisé une mesure sur sa particule A, elle connaît son angle de rotation (qui est le même que celui de Benoît). Il lui suffit alors d'envoyer un message à Benoît lui indiquant la valeur de l'angle. Mais ce message est un signal ordinaire, il ne peut pas voyager plus vite que la vitesse de la lumière! Par conséquent, pour replacer correctement sa particule et compléter la téléportation, Benoît doit attendre un message classique de la Terre. Dans les faits, donc, la vitesse de la téléportation est limitée par celle de la lumière.

Remarquez que l'angle de rotation est généré aléatoirement au moment de l'interaction de X et A. Il ne peut donc pas être prévu à l'avance et connu avant le moment de la téléportation. Notez aussi que tant que Benoît n'a pas reçu le message d'Alice, l'état de sa particule ne lui est d'aucune utilité puisqu'un état quantique tourné n'est pas du tout équivalent à un état non tourné. Et pour éventuellement reconstruire un objet plus sophistiqué constitué d'un grand nombre de particules (comme un cerveau!), il faut retrouver exactement les états originaux. De plus, remarquez qu'il est impossible d'utiliser ce phénomène pour faire du clonage car, d'une part, la téléportation détruit automatiquement l'état original (la particule X n'est plus dans l'état "?"), et, d'autre part, le "plan" n'existe pas en tant que tel, il ne peut donc pas être réutilisé. Donc pas de paradoxe. La théorie quantique déroute, mais au moins elle le fait de façon cohérente!

Bien sûr, comme on l'a dit, on ne sait pour l'instant que téléporter l'état quantique d'une particule, et possiblement d'un atome; on est loin de savoir comment téléporter un objet macroscopique. De plus, la téléportation n'a été réalisée pour l'instant que sur une distance de un mètre, mais elle est en principe facilement réalisable sur n'importe quelle distance. Par exemple, une expérience suisse vient tout juste de vérifier la propagation de l'effet EPR sur une distance de dix kilomètres. De toute façon, la simple téléportation d'état quantique de particules pourrait avoir des applications très intéressantes. Par exemple, elle permettrait de résoudre certains problèmes fondamentaux dans le domaine des ordinateurs quantiques, cette nouvelle génération d'ordinateur qui, si elle voit le jour, sera absolument révolutionnaire (voir l'article dans Québec Science). Autre exemple, la téléportation pourrait être utilisée en cryptographie (la science du codage secret) puisqu'un message téléporté est impossible à intercepter (voir ci-dessous).

Bref, la réalité a encore une fois rejoint la fiction...



4. Téléportation et cryptographie

La cryptographie, c'est la science du chiffrement: comment envoyer un message secret sans risque d'interception par des espions. On peut imaginer une application simple et directe de la téléportation dans laquelle le message secret est tout simplement téléporté. Ce message est représenté par l'état quantique (connu cette fois) de la particule X de la figure précédente. Étant donné que le message est téléporté, la méthode est parfaitement sûre puisqu'il n'y a pas d'interception possible. La clé pour déchiffrer le message, c'est-à-dire pour savoir comment réorienter la particule pour lire correctement son état, est en fait l'angle de rotation des particules A et B. La clé est donc générée aléatoirement au moment de la téléportation; autrement dit, le message se code lui-même, en fournissant la clé à Alice. Par la suite, cette clé est envoyée à Bob par une méthode traditionnelle: téléphone, courrier, ondes radio, etc. La clé peut être interceptée mais ce n'est pas grave car sans le message elle ne sert à rien. Notez que le message initial (état original de X) est automatiquement détruit au moment de l'envoi.