PHYSIQUE
La fascinante efficacité
des mathématiques

par Stéphane Durand

Certaines caractéristiques fondamentales de la matière ne peuvent être décrites en mots ordinaires, mais seulement par des formules mathématiques.

 

 

Pour en savoir plus

« Les équations n'ont pas de préjugé » et « L'efficacité déraisonnable des mathématiques », par Stéphane Durand, dans Mathématiques d'hier et d'aujourd'hui, Modulo Éditeur, mai 2000.

Les mathématiques deviennent importantes dans nombre de disciplines et leur domaine d'application s'étend de jour en jour. C'est toutefois en physique que leur succès est le plus spectaculaire. En fait, ce succès est tel, et le rôle des mathématiques en physique est tellement fondamental, que cela conduit naturellement à s'interroger sur le sens du langage mathématique. Cette efficacité à décrire le réel repose sur plusieurs aspects.

Tout d'abord, contrairement aux autres disciplines où les mathématiques ne sont souvent qu'un outil, en physique, elles sont beaucoup plus : elles en sont l'essence. Sans elles, il n'y aurait pas de physique moderne. Par exemple, pour comprendre l'infiniment petit et l'infiniment grand - des domaines inaccessibles à nos sens et même dans certains cas à notre imagination - le langage de la vie courante n'est plus adapté, car la logique en cause n'est plus celle du quotidien. Les phénomènes défient notre intuition. Cela est particulièrement vrai dans le monde atomique. Certaines caractéristiques fondamentales de la matière ne peuvent être décrites en mots ordinaires, mais seulement mathématiquement. Cela peut sembler surprenant, mais comme notre vocabulaire et notre intuition se sont développés à partir de nos sens, ils ne sont donc pas nécessairement adaptés pour appréhender des domaines où nos sens n'ont pas accès. Pour les comprendre, il faut donc recourir à un autre langage, et celui des mathématiqêes est (apparemment miraculeusement) parfaitement adapté. En fait, il est fascinant de constater la capacité des mathématiques à prolonger nos sens et notre imagination. On pourrait même dire qu'elles sont une sorte de sixième sens.

De plus, ce lien entre mathématiques et réalité n'est pas vague et approximatif; il est extraordinairement précis. Prenons les deux grandes théories physiques fondamentales que sont la relativité générale d'Einstein (qui décrit la force de la gravité, la structure de l'espace-temps et l'expansion de l'Univers) et la théorie quantique (qui décrit la constitution de la matière et l'action des forces électrique, magnétique et nucléaire). Dans les deux cas, l'accord entre la théorie et les observations expérimentales peut aller jusqu'à une précision de 1 partie dans 10 milliards. Une telle précision correspond à mesurer la distance Montréal-Paris à un cheveu près !

Il y a aussi le pouvoir de prédiction des mathématiques. En effet, beaucoup de grandes découvertes en physique ont été prédites mathématiquement avant d'être observées expérimentalement : tel a été le cas de l'existence de certaines planètes, des ondes radio, de l'expansion de l'Univers, du Big Bang, de l'existence de l'antimatière, etc. Ainsi, l'expansion de l'Univers a été prédite mathématiquement 10 ans avant que les télescopes ne deviennent assez puissants pour permettre de l'observer. Les premières ondes radio ont été créées en laboratoire 20 ans après que les équations de Maxwell eurent prédit leur existence.

Dans certains cas même, les mathématiques prédisaient l'existence de nouveaux phénomènes inconnus tellement déroutants que les physiciens n'en croyaient pas leurs équations, même si elles avaient raison! Par exemple, les idées de trou noir, d'antimatière et d'expansion de l'Univers sont toutes issues de prédictions mathématiques qui ont été rejetées sur le coup par leur propre auteur (qui les trouvait farfelues ou absurdes) avant d'être confirmées expéri(entalement. Paul Dirac, le découvreur involontaire de l'antimatière a même dit après coup : « Mon équation a été plus intelligente que moi.» Bref, il est souvent sorti des équations plus que ce que les physiciens pensaient y avoir mis.

Les mathématiques révèlent aussi une unité cachée dans le fonctionnement de la nature. En fait, la plupart des grandes révolutions en physique reposent sur la découverte d'un lien profond, non directement perceptible par nos sens, entre des phénomènes apparemment indépendants. Par exemple, Newton a montré que les phénomènes célestes et les phénomènes terrestres étaient gouvernés par les mêmes lois (la même équation gouverne la forme des galaxies spirales et le mouvement d'un patineur artistique). Maxwell a montré que l'électricité, le magnétisme et la lumière étaient trois facettes d'un même phénomène (en effet, le lien entre un choc électrique, le fonctionnement d'une boussole et un rayon de soleil n'est pas du tout évident). Einstein a montré que l'espace et le temps étaient intimement liés (l'espace peut se transformer en temps et vice-versa) et que la matière et l'énergie l'étaient aussi (la lumière peut se transformer en matière et vice-versa). Finalement, la théorie quantique a révélé que les ondes et les particules étaient deux aspects d'une même réalité.

Autre mystère. Les mathématiciens ont souvent conçu, pour le simple plaisir, des théories mathématiques qu'ils considéraient comme « pures », c'est-à-dire sans aucun lien avec le monde physique. Pourtant, quelques décennies plus tard, ces mathématiques se révélaient être exactement celles dont les physiciens avaient besoin pour décrire la nature. Par exemple, les mathématiques dont Einstein avait besoin pour décrire la structure du cosmos et l'expansion de l'Univers avaient précisément été développées 90 ans auparavant par plusieurs mathématiciens, et ce, pour une raison intrinsèque aux mathématiques et non pas dans le but de décrire le cosmos. Il en est de même pour la théorie quantique.

Comment expliquer pareilles anticipations involontaires de la part des mathématiciens ? Et pourquoi constate-t-on pareille adéquation entre les mathématiques et la réalité ? Cela conduit naturellement à s'interroger sur la nature de ce langage. Les mathématiques sont-elles une création de l'esprit humain (une invention), ou au contraire existent-elles « quelque part »? Les mathématiciens ne feraient alors que les découvrir. Étant donné le lien profond qui unit mathématiques et physique, il est tentant de pencher vers la deuxième hypothèse. Mais, bien sûr, personne ne connaît vraiment la réponse. Nous laissons le lecteur méditer sur ce sujet.

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