ENTREVUE 

Robert Langlands
Un explorateur
de l'abstrait

propos recueillis
par Stéphane Durand

Robert Langlands est assurément l'un des grands mathématiciens du XXe siècle. Né en 1936 en Colombie-Britannique, il travaille aujourd'hui au très prestigieux Institute for Advanced Study à Princeton au New Jersey. Il visite régulièrement le Centre de recherches mathématiques (CRM) de l'Université de Montréal. Ses travaux de recherche ont initié ce qu'on appelle maintenant « Le programme de Langlands ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Le programme de Langlands

Les travaux de Robert Langlands ont permis d'établir un lien extrêmement important et fructueux entre deux branches différentes des mathématiques : la théorie des nombres et certaines formes de symétrie. La théorie des nombres étudie les structures cachées dans le comportement des nombres entiers, tandis qu'une symétrie est une action qui laisse inchangée un objet. Par exemple, si l'on tourne un carré d'un quart de tour, on retrouve une figure identique. Cette idée apparemment très simple peut devenir extrêmement compliquée lorsqu'on l'applique à des objets mathématiques plus abstraits, et en particulier à des structures mathématiques de dimensions infinies. Le programme de Langlands, considéré aujourd'hui comme la clé de voûte de la théorie des nombres, a apporté une nouvelle lumière sur une foule d'anciens problèmes. Il est en particulier relié à la démonstration du célèbre théorème de Fermat.

De quelle façon choisissez-vous vos sujets de recherche?

J'aime les grandes théories, surtout dans les mathématiques et les domaines voisins. Je me suis épris de quelques-unes mais sans vraiment comprendre leur portée lorsque j'étais encore étudiant. Depuis, je reviens continuellement à l'une ou l'autre en essayant de l'aborder à l'aide de petits calculs. Parfois, mais rarement, ces calculs ont mené à des idées nouvelles et utiles.

Qu'est-ce qui vous fascine le plus dans les mathématiques : l'abstraction, les structures sous-jacentes, les résultats surprenants, la rigueur...?

Ce n'est pas la rigueur. La rigueur, c'est quelque chose qui s'impose. On fait des démonstrations rigoureuses parce que c'est nécessaire. Ce que j'aime, c'est le côté romantique des mathématiques. Il y a des problèmes, même de grands problèmes, que personne ne sait aborder. On tente alors de trouver un sentier qui mène au sommet ou qui permet de s'en approcher.

Il y a une comparaison que j'aime bien. Parmi mes héros se trouve Cavelier de La Salle qui avait comme ambition de conquérir tout un continent. Il avait des plans d'exploration, mais personne ne l'a écouté. Il a quand même fait de grandes découvertes. J'aime avoir l'impression d'être devant un continent vierge. J'aime les problèmes dont la solution exige des théories inédites et insoupçonnées. En d'autres termes, j'aime les mathématiques qui font rêver. Mais faute de grande théorie, j'aime aussi au besoin simplement faire des calculs ou manipuler des formules.

Croyez-vous que les mathématiques permettent d'aller au-delà de l'magination ou de l'intuition?

Dans les mathématiques, on crée, au fur et à mesure qu'elles avancent, des notions nouvelles. Ces notions influencent notre façon de penser et font en sorte que notre imagination et notre intuition formées sont en état de capter bien des choses qui échappent à l'imagination et à l'intuition naïves.

Comment avez-vous choisi une carrière en mathématiques? Ce choix s'est-il imposé à vous très jeune?

Ce fut une surprise pour moi de faire des mathématiques ! Lorsque j'étais jeune, j'habitais un petit village et je travaillais avec mon père qui était menuisier-charpentier. J'ai essayé de faire ce métier, normalement j'aurais dû devenir moi aussi menuisier-charpentier, mais je n'étais pas doué ! Il fallait donc trouver autre chose. Et ce qui m'a amené aux mathématiques fut un pur hasard.

En fait, à l'école secondaire, j'étais un étudiant pas du tout sérieux; je voulais être rebelle et ne rien faire. Mais comme j'avais sauté une année, j'étais plus jeune que mes camarades et donc pas assez âgé pour décrocher A. Dans ma dernière année du secondaire, un de mes enseignants, M. Vogler, que je n'ai malheureusement pas réussi à retrouver lorsque bien plus tard j'ai voulu le remercier, a pris une heure de classe et le temps de tout le monde simplement pour me convaincre que je devrais continuer. Il me persuada.

Je suis alors allé à l'université, assez jeune en fait, mais sans savoir dans quelle branche me diriger. J'ai donc passé des tests d'aptitude. Après coup, le conseiller m'a dit que je semblais bon en mathématiques. Il m'a alors proposé de faire des études en actuariat, ce qui ne me semblait pas assez éclatant, ou de devenir mathématicien, en mentionnant qu'il fallait alors faire un doctorat. Je suis resté abasourdi, car je ne savais pas ce qu'était un doctorat ! Mais j'étais trop gêné pour lui demander. La journée même, je suis allé voir quelqu'un d'autre pour lui demander la signification de ce mot. Il m'a expliqué, et je me suis dit : j'aurai donc un doctorat. Voilà comment s'est fait mon choix d'une carrière de mathématicien ! En fait, je crois qu'il s'agissait de la première occasion qu'on me présentait de devenir ou de faire quelque chose de sérieux. Je l'ai simplement saisie.

Souvent, on dit que les mathématiciens font leurs plus grandes découvertes très jeune. Était-ce vrai dans votre cas?

J'ai fait ma découverte la plus importante à l'âge de 31 ans. Mais j'ai commencé ma carrière un peu tard. Je regrette beaucoup n'avoir pas commencé à l'âge de 12 ans, ce qui dans un autre milieu aurait été possible. Ces quatre ou cinq années de plus m'auraient apporté beaucoup d'avantages par la suite. Mais peut-être aussi que ces années d'adolescence "gaspillées" m'ont donné un goût pour la liberté et l'indépendance d'esprit qu'une formation plus suivie aurait détruit.

En physique, la théorie de la relativité et la mécanique quantique nous ont appris à remettre en question des idées qui semblaient naturelles, et à ne plus nous fier à nos sens. Y a-t-il des exemples similaires en mathématiques?

Moi, je me fie toujours à mes sens, sauf qu'en vieillissant je suis devenu myope et un peu sourd, mais je crois comprendre ce que vous voulez dire. La relativité et la mécanique quantique ont bouleversé les idées des savants et ont même influencé la pensée du commun des mortels. En mathématiques, le théorème de Godel énonçant qu'il y a des affirmations vraies mais indémontrables a eu un effet semblable quoique moins percutant.

Un autre exemple est le suivant. Au VIe siècle av. J.-C., à l'époque de Pythagore, la découverte de longueurs irrationnelles fut bouleversante. Les mathématiciens et philosophes de ce temps eurent apparemment beaucoup de mal à changer leurs idées et à construire une géométrie qui en tenait compte.

Une autre découverte bouleversante a été celle effectuée par Gauss, Lobatchevski et Bolyai, au début du XIXe siècle. Ils ont prouvé l'existence de géométries pour lesquelles l'hypothèse d'Euclide, affirmant l'existence d'une unique ligne droite qui est parallèle à une autre et qui passe par un point donné, est fausse. On s'est méfié longtemps de cette découverte, mais les exemples de ces savants ont mené aux géométries de Riemann et enfin à la théorie de la relativité générale d'Einstein.

Avez-vous des exemples de résultats surprenants qui défient votre intuition ou votre imagination?

Personnellement, je trouve que le théorême de Fermat, même démontré, défie mon intuition et mon imagination . (Voir l'article de Henri Darmon)

Pourtant vous y avez contribué indirectement!

Seulement indirectement, le mot est important. Le théorème de Fermat est une conséquence inattendue d'un autre théorème (de Taniyama-Shimura-Weil). Ce dernier appartient à un cadre cohérent, auquel je crois parce qu'il correspond à un ordre que je suis hÕbitué de voir dans la théorie des nombres, et qui constitue pour moi sa beauté. Par contre, selon mon intuition ou mon imagination, le théorème de Fermat aurait pu être faux sans que cet ordre n'ait été dérangé.

Quelle est votre vision des mathématiques?

Que le mot mathématiques soit au pluriel en français exprime très bien que dans les mathématiques, comme dans la littérature ou dans la musique, il y en a pour satisfaire tous les goûts. Il y a :

1) Les mathématiques très actuelles, et même à mon goût un peu légères telle l'analyse combinatoire qui est souvent difficile et très importante pour les applications contemporaines, mais qui n'exigent ni culture mathématique profonde ni grande connaissance d'autres domaines de la science; elles exigent néanmoins une intelligence crue forte, et une partie de leur champ s'ajoutera sans doute au patrimoine mathématique pour l'enrichir.

2) La haute culture mathématique, enracinée dans le monde classique mais surtout dans les XVIIIe et XIXe siècles, et dont la démonstration du théorème de Fermat doit être la réussite la plus connue du grand public.

3) Les mathématiques liées aux sciences naturelles. Les plus importantes sont peut-être la géométrie, la mécanique des fluides, la théorie des probabilités avec ses liens à la mécanique statistique, et peut-être les mathématiques encore à établir et à développer de la renormalisation dans la théorie des particules et dans la mécanique statistique.

En terminant, quels sont les problèmes importants actuels?

Si j'avais la force et le temps, et je n'ai ni l'un ni l'autre, il y a trois problèmes auxquels je voudrais apporter ma contribution : premièrement, la notion de fonctorialité qui est centrale au programme dit de Langlands, surtout en ce qui concerne ses applications aux grands problèmes de la théorie des nombres telles la conjecture d'Artin, la conjecture de Ramanujan et la conjecture de Hasse-Weil; deuxièmement, une théorie analytique de la renormalisation qui s'appliquerait d'abord à la mécanique statistique, mais qui serait assez profonde pour porter aussi sur la théorie quantique des champs à haute énergie (c'est-à-dire la physique des particules élémentaires); troisièmement, une compréhension mathématique de la turbulence. Mais, hélas, à mon âge, il ne s'agit là que de châteaux en Espagne !

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