GESTION 

Les mathématiques au service
des affaires

par Marcel Boyer

L'efficacité et la rentabilité d'une entreprise, ou la performance d'une organisation, résultent souvent de la bonne coordination des efforts et des activités, et de la motivation de chacun des partenaires à maximiser la valeur de l'organisation

 


L'auteur

Docteur en économie de la Graduate School of Industrial Administration de l'Université Carnegie-Mellon (1973), Marcel Boyer est président-directeur général du Centre Interuniversitaire de Recherche en Analyse des Organisations (CIRANO). Il s'intéresse particulièrement aux rapports entre technologie et concurrence, entre organisations et concurrence stratégique, ainsi qu'à l'économie de l'information et de l'incertain

La façon dont sont partagés les coûts des infrastructures communes influe beaucoup sur ces mécanismes de motivation et de coordination. S'il est facile d'énoncer ce défi organisationnel, sa concrétisation dans l'organisation l'est beaucoup moins.C'est ici qu'entrent en jeu les mathématiques, car elles sont très utiles à l'analyse des règles de partage des coûts communs. Elles servent, en fait, à traduire dans un langage rigoureux et programmable les contraintes institutionnelles et les objectifs que doit satisfaire la règle de partage recherchée.

Compétitivité et performance

Les règles efficaces de partage des coûts communs sont liées aux structures d'information (comportement des partenaires) et à la structure de l'organisation, en particulier au cadre incitatif dans lequel évoluent les partenaires du projet. Ces règles de partage des coûts communs et des bénéfices de la coopération sont des facteurs importants de compétitivité et de performance. Bien que leur analyse scientifique explicite soit déjà relativement avancée, leur application au sein des organisations (entreprises, alliances ou réseaux d'entreprises, gouvernements) reste relativement embryonnaire.

On peut raisonnablement anticiper que les règles explicites de partage fondées sur une meilleure compréhension des enjeux organisationnels deviendront des facteurs stratégiques de plus en plus importants pour la compétitivité et la performance. Ces règles, leurs fondements et leurs propriétés seront mieux comprises et leur implantation sera facilitée au fur et à mesure que les dirigeants et partenaires de consortium seront plus compétents et qu'ils s'appuieront sur des systèmes d'information de gestion ou des systèmes de traitement de l'information plus performants. Ce sont là deux développements majeurs de la présente
« révolution des technologies de l'information » qui vont permettre aux économistes mathématiciens de remplacer les avocats et relationnistes dans la négociation du partage des coûts.

La réalisation d'un projet peut dépendre de la valeur qu'y attachent les différents partenaires éventuellement appelés à le financer. Lorsque la valeur du projet est une information privée pour un partenaire donné, ce dernier peut vouloir biaiser en sa faveur, à la hausse ou à la baisse, la véritable valeur du projet, en particulier si la règle du partage des coûts fait intervenir cette valeur. Afin d'éviter ce genre de situation, la règle de partage des coûts doit être conçue de manière à ce que chaque partenaire ait intérêt à révéler la véritable valeur qu'il attache au projet. Pour un ensemble important de problèmes concrets, il existe une règle de partage efficace (tout projet rentable est réalisé), équilibrée (le total des contributions exigées est égal au total des coûts) et incitative (les partenaires révèlent leur information privée).

De manière générale, ces règles veulent que chaque partenaire verse pour le financement de l'infrastructure commune un montant égal à l'économie des coûts que lui procure sa participation, moins un pourcentage de l'économie globale de coût que permet le regroupement des partenaires. Ces règles dissocient donc la valeur du projet pour un partenaire donné de la part des coûts que ce partenaire devra assumer.

La règle de Shapley-Shubik

Considérons par exemple une règle particulièrement intéressante, celle de Shapley-Shubik. Supposons qu'on ordonne les N partenaires d'une certaine façon et qu'on fasse payer au premier le coût entier de ses besoins en supposant qu'il est seul, et au deuxième le coût additionnel (incrémentiel) imposé par ses besoins, en supposant que seuls ces deux partenaires participent au consortium. Et ainsi de suite, s'il y a plus de deux partenaires. On répartirait alors le coût total de tous les besoins. Une telle répartition est dite répartition selon les coûts incrémentiels. Elle correspond à un ordonnancement donné des partenaires.

Certains usagers pourraient évidemment se plaindre de l'ordre choisi; par exemple, le premier usager serait appelé à supporter des coûts importants liés au démarrage du projet, alors que le dernier ne se verrait imputer que des coûts minimes correspondant au simple coût marginal de ses besoins. Le mathématicien Lloyd Shapley a trouvé une réponse élégante à ce problème. Elle consiste à considérer tous les ordres possibles entre les usagers et à prendre comme répartition finale des coûts la moyenne des répartitions selon les coûts incrémentiels. Les usagers sont ainsi tous traités de façon symétrique.

L'économiste Martin Shubik a montré toute la portée de cette idée dans plusieurs cas de partage des coûts. Sa méthode a prouvé qu'elle pouvait traduire en termes mathématiques diverses demandes exprimées par les partenaires. On assiste donc ici à une utilisation particulièrement ingénieuse des mathématiques, puisque la formule Shapley-Shubik permet de prévoir la contribution des partenaires, sans pour autant devoir recourir aux offices d'avocats et de relationnistes spécialistes des négociations parfois longues et coûteuses.

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