DESIGN

Les
maths
Les problèmes de conception de forme ou de structure intéressent depuis longtemps les ingénieurs, les architectes et les artistes. Ils passionnent aussi les mathématiciens qui, grâce à la puissance des ordinateurs d'aujourd'hui, peuvent aller au-delà des études purement théoriques et révéler des designs nouveaux et inattendus.

en forme

par Michel Delfour

 




 

 

 

 

 

 


L'auteur

Michel Delfour, professeur titulaire au département de mathématiques et de statistique de l'Université de Montréal, est membre du Centre de recherches mathématiques (CRM), de l'Ordre des Ingénieurs du Québec (OIQ), et de la Société Royale du Canada. Il a été le récipiendaire en 1995 du Prix Urgel-Archambault pour la physique, les mathématiques et le génie de l'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (ACFAS)

L'aérodynamisme des voitures et des ailes d'avion, la courbure des barrages, le profil des tunnels de métro ou la forme des goulots de bouteille de bière sont des exemples courants où une forme doit être optimisée. Il existe d'autres exemples moins évidents, comme l'identification d'un objet et sa position par un robot, ou le meilleur emplacement des appareils de chauffage dans une pièce. La vision, ou le rapport entre les formes géométriques et leur interprétation par notre cerveau, est également liée à ce domaine. Pourquoi le nombre d'or donne-t-il des proportions si agréables à l'oeil ? L'esthétique peut-elle être mathématisée ?

Voici quelques exemples concrets qui illustrent l'évolution de ce vaste domaine de recherche.

La forme des colonnes

L'un des tout premiers problèmes d'optimisation de forme semble avoir été formulé par Lagrange en 1770, puis repris plus tard par T. Clausen, en 1849. Il s'agit de trouver la meilleure forme pour le profil d'une colonne afin d'éviter le flambage, c'est-à-dire sa rupture latérale sous l'effet de son poids ou de sa charge. Au cours de l'histoire, la plupart des colonnes étaient assez rectilignes, avec de légères différences dans le style des cannelures ou des chapiteaux, comme les colonnes doriques ou corinthiennes. La caryatide, une colonne en forme de statue féminine, fait exception. Présenterait-elle des avantages structurels par rapport aux diverses formes de colonnes utilisées au cours de l'histoire ?

Depuis Lagrange, plusieurs chercheurs ont suggéré des solutions, mais ce n'est que récemment que les mathématiciens Steven Cox et Michael Overton ont apporté une solution complète à ce problème d'optimisation de forme conforté par d'élégantes simulations numériques. La caryatide n'est évidemment pas une forme optimale, comme on aurait pu s'en douter, car sa forme est davantage dictée par des critères esthétiques. Par contre, les simulations numériques montrent que, pour un volume de matériau donné, une colonne ayant un ou plusieurs pincements présente une meilleure résistance au flambage que la colonne uniforme.

L'aérodynamisme

Le design des voitures, des bateaux ou des avions est un exemple classique d'optimisation des formes. L'aérodynamisme d'un véhicule diminue la résistance de l'air, ce qui permet une augmentation de la vitesse ou une diminution de la consommation de carburant. Parmi les réussites dans ce domaine, on peut citer le design de l'aile des avions Airbus, qui a résulté en des diminutions importantes de la consommation de carburant. Toutefois, le problème se complique du fait que l'avion vole à des régimes variables, c'est-à-dire à des vitesses, des altitudes et des inclinaisons qui changent. Il faudrait idéalement une géométrie des ailes complètement variable et rapidement ajustable pour que sa forme soit optimale durant tout le vol. Cela est bien entendu irréalisable sur les gros porteurs.

Mais lorsque l'application est importante, même les idées les plus folles sont considérées. Des études réalisées dans les souffleries du Centre Langley de la NASA montrent que l'on peut modifier l'écoulement d'air autour d'une aile d'avion par des trous faits dans cette aile. Les travaux de Jameson à Princeton montrent que l'on peut obtenir le même effet en modifiant très légèrement la forme; ces petites variations produisent un grand changement dans l'écoulement d'air. Contrairement à ce que l'on croyait il y a 10 ans, il serait donc relativement facile d'optimiser la forme de l'aile d'avion, et ce, pour différents régimes. Néanmoins, comme c'est souvent le cas en mathématiques, cette application de la théorie est encore au stade expérimental. Elle pourrait cependant demain devenir une technologie rentable.

Toujours dans le domaine des transports, on peut également signaler les travaux portant sur la forme des bateaux, menés par le mathématicien français Jean-Paul Zolésio en collaboration avec un architecte naval de Cannes. Ces travaux ont mené à la conception de la coque et des voiles d'un des bateaux français participant à la coupe America. D'autres mathématiciens, comme Olivier Pironneau, se sont aussi intéressés à l'optimisation de la nage par la déformation du corps du nageur.

Peut-on entendre la forme d'un tambour ?

Vers 1965, le regretté mathématicien Mark Kac posa cette question lors d'une conférence de la Mathematical Association of America. Il s'agissait alors d'identifier la forme de la membrane d'un tambour à partir de la connaissance du spectre du son qu'il émet. Le spectre est l'ensemble de toutes les fréquences de vibration de cette membrane.

Le problème était mal posé, mais il a tout de même mené à l'étude des objets isospectraux. Deux objets sont dits isospectraux si leurs spectres sont indiscernables. Ce problème peut avoir des applications dans la détection des sous-marins. Chaque type de sous-marin a une signature propre au sonar, qui dépend de sa forme. Si l'on trouvait une façon de changer cette signature, cela rendrait possible le camouflage.

La plaque imaginaire de Cheng et Olhoff

La description d'un objet géométrique en vue de l'optimisation de ses propriétés pose des questions fondamentales assez délicates. Un des exemples qui a eu un grand impact sur la communauté scientifique est celui de la compliance d'une plaque circulaire. La compliance est une mesure du travail de déformation d'un objet. Elle donne une idée des contraintes internes qui peuvent causer des ruptures ou des modifications des propriétés mécaniques du matériau. Le problème est le suivant : comment peut-on optimiser la compliance d'un disque fait d'un volume de matériau donné par rapport à son épaisseur ?

À partir de simulations numériques, Cheng et Olhoff ont montré que la compliance était supérieure si l'on utilisait de petits raidisseurs plutôt qu'une plaque à l'épaisseur variable. La section de cette plaque optimale ressemble à un peigne avec des dents (les raidisseurs), de plus en plus fines et de plus en plus nombreuses lorsqu'on se déplace du centre vers le bord. À la limite, on obtient une plaque imaginaire, faite d'un mélange de matériau et de vide.

L'ensemble des points qui forment la section de la plaque peut être assimilé à un ensemble flou, qui est une probabilité de présence des points. Cette notion mathématique plus générale remet en question la notion intuitive d'un objet géométrique. Ce phénomène, qu'Olhoff lui-même qualifiait de paradoxe, a été à l'origine d'un engouement chez les mathématiciens en ex-Union soviétique et aux États-Unis pour la théorie de l'homogénéisation, et pour la Gamma convergence en Italie.

Ces développements purement mathématiques ont été utilisés par l'ingénieur Noboru Kikuchi dans le design des pièces d'automobile. À la surprise générale, ses calculs produisent des formes tout à fait réalistes, très proches de celles que les ingénieurs avaient élaborées au fil des ans.

La perception des formes

Identifier la forme d'un objet ou le sujet d'un dessin est une des fonctions de base de notre cerveau. Curieusement, cette capacité est hors de portée des plus puissants ordinateurs. Les images non paramétrisées ou non structurées échappent aux meilleurs algorithmes.

Comment l'oeil et le cerveau analysent-ils les images ? Cette question relève d'abord de l'étude de la vision, de la perception et de l'interprétation des images, qui sont elles-mêmes des sujets complexes.

Mais une fois ces mécanismes bien compris, ils peuvent être chiffrés et traduits en algorithmes qui permettent non seulement de décrire et d'étudier ces phénomènes, mais aussi d'agir sur eux et de mettre la géométrie en action. Dans cette perspective, les mathématiques, par leur capacité de décrire l'immatériel, peuvent devenir la clef qui ouvre la porte de l'univers virtuel et du rêve sur commande.

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